Dans le monde hospitalier, chaque euro investi dans le patrimoine bâti ou technique engage l’établissement sur plusieurs décennies. La conduite d’opération – qu’il s’agisse d’un simple réaménagement de service ou de la construction d’un nouvel édifice – est trop souvent perçue comme un temps fort, spectaculaire, concentré sur la livraison d’un projet.
Pourtant, le véritable enjeu ne réside pas uniquement dans la qualité architecturale ou la conformité réglementaire à la réception, mais bien dans ce que deviendra l’ouvrage au fil de son exploitation. Autrement dit, la maintenance et le coût global doivent être inscrits au cœur de la réflexion dès l’amont.
L’hôpital : un patrimoine qui vit et évolue
Contrairement à d’autres secteurs, un hôpital n’est jamais « figé ». Les besoins médicaux évoluent, les organisations changent, les filières de soins se réinventent. Un service flambant neuf aujourd’hui peut nécessiter une transformation profonde dans dix ans. Or, chaque opération de restructuration ou d’extension a un impact direct sur la maintenance : nouveaux équipements à entretenir, réseaux à raccorder, systèmes à piloter.
C’est pourquoi la conduite d’opération hospitalière ne peut pas être envisagée comme une succession de projets isolés. Elle doit s’inscrire dans une vision patrimoniale globale, où chaque décision de conception intègre la question : « Que coûtera cet équipement sur 20 ans ? »
Maintenance et maîtrise d’ouvrage : une séparation encore trop marquée
Dans de nombreux établissements, on observe encore une distinction très nette : d’un côté les équipes projets, concentrées sur le respect du programme, des délais et du budget initial ; de l’autre les services techniques, garants de la maintenance quotidienne et de la continuité de service.
Cette séparation, parfois renforcée par l’organisation institutionnelle, produit des effets pervers :
- des équipements choisis pour leur performance immédiate mais difficiles (ou coûteux) à entretenir,
- des matériaux séduisants sur le plan esthétique mais fragiles face à un usage hospitalier intensif,
- des systèmes techniques trop complexes pour les équipes locales, nécessitant des contrats externes onéreux.
En clair, on livre parfois un « bijou »… mais dont le coût global explose en exploitation.
Le coût global : un indicateur encore sous-utilisé
La notion de coût global ne se limite pas au prix de construction. Elle englobe :
- le coût d’investissement (travaux, études, maîtrise d’œuvre),
- le coût d’exploitation (énergie, fluides, consommables),
- le coût de maintenance (curative, préventive, pièces détachées, contrats),
- le coût de renouvellement (remplacement d’équipements en fin de vie),
- et même les coûts indirects (pénalités si indisponibilité de service, mobilisation du personnel, etc.).
Pourtant, dans les arbitrages, l’attention reste trop souvent focalisée sur le seul coût initial. Résultat : des choix de conception « low cost » se traduisent par des factures salées à long terme. À l’inverse, certaines solutions plus coûteuses à l’achat – par exemple une chaudière haut rendement ou un vitrage performant – permettent de réduire significativement les dépenses d’exploitation et d’améliorer le confort.
Comment mieux articuler conduite d’opération et maintenance ?
Plusieurs leviers peuvent être activés :
- Associer les services techniques dès la programmation
Les agents et cadres techniques connaissent mieux que quiconque la réalité du terrain. Leur retour d’expérience sur la maintenance des bâtiments existants est précieux pour éviter de reproduire des erreurs. Trop souvent, ils ne sont sollicités qu’à la phase de réception. Or, il faut les intégrer dès la définition des besoins. - Utiliser le BIM et les maquettes numériques
Le BIM (Building Information Modeling) permet de modéliser non seulement la construction, mais aussi son exploitation future. Intégrer les données de maintenance dans la maquette – fiches techniques, durées de vie, procédures – facilite la transition entre projet et exploitation. - Mettre en place des indicateurs de coût global
Au-delà du prix d’acquisition, chaque choix technique devrait être accompagné d’une estimation du coût global sur 20 ou 30 ans. Cela permet de comparer objectivement deux solutions et de justifier un investissement plus élevé par des économies futures. - Prévoir un plan de maintenance intégré au projet
À la livraison, trop d’opérations se limitent à un DOE (dossier des ouvrages exécutés) souvent incomplet ou inutilisable. Ce qu’il faut, c’est un véritable plan de maintenance opérationnel, clair, exploitable dès le lendemain de la réception. - Former et outiller les équipes
Un équipement sophistiqué n’a de valeur que si ceux qui l’exploitent savent le piloter et le maintenir. La conduite d’opération doit intégrer la formation, voire le choix d’outils de GMAO connectés, pour assurer un suivi efficace.
Le rôle clé de la GMAO et du retour d’expérience
Aujourd’hui, de plus en plus d’établissements mettent en place une GMAO (Gestion de la Maintenance Assistée par Ordinateur). En collectant les données sur les interventions, les pannes et les coûts, cet outil constitue une base de connaissance précieuse pour la conduite d’opération.
En retour, chaque nouveau projet devrait capitaliser sur ces données : quel équipement a été le plus fiable ? Le plus coûteux à maintenir ? Quelles filières techniques méritent un investissement renforcé ?
Vers un nouveau modèle de gouvernance ?
Au fond, c’est une question de gouvernance. Tant que la conduite d’opération sera pilotée avec comme objectif principal « livrer dans les délais et le budget », la maintenance restera le parent pauvre. Mais si l’on adopte une logique de coût global, alors la réussite d’un projet ne se mesurera plus seulement à l’inauguration, mais dix ans plus tard, quand le bâtiment sera encore performant, sûr et économique à exploiter.
Cela suppose de décloisonner les services, de renforcer la culture commune entre ingénierie et maintenance, et de faire évoluer les pratiques d’achat public pour inclure systématiquement le coût global dans les critères d’analyse.
Une symbiose à définir
La conduite d’opération et la maintenance ne sont pas deux mondes séparés : ils sont les deux faces d’une même médaille. Penser uniquement à l’instant T de la livraison revient à ignorer la véritable mission : offrir aux soignants et aux patients des espaces sûrs, confortables et durables, au meilleur coût sur le long terme.
Pour les cadres techniques, le défi est clair : devenir non seulement gestionnaires du quotidien, mais aussi stratèges du patrimoine. Et cela passe par une culture partagée du coût global, une implication précoce dans les projets, et une montée en puissance des outils numériques au service de la maintenance.